Aucune société n’a vécu selon un régime uniquement déterminé par des règles religieuses. Celles-ci ont été combinées avec des pratiques antérieures, ainsi qu’avec des éléments exogènes introduits dans le cadre d’échanges. Ce phénomène est connu, mais non théorisé dans les empires ottoman, perse et moghol, qui contrôlent de vastes populations au xviiie siècle. La conviction de leurs élites est de vivre selon un mode islamique. La contestation de l’islamité de ces régimes existe, mais elle est étouffée.
La problématique prend une ampleur nouvelle dans le contexte de la modernité : juridiquement et politiquement, il y a une rupture de continuité entre le premier tiers du xixe siècle, marqué par l’introduction d’éléments de droit européen en Égypte et dans l’Empire ottoman, et le milieu du xxe siècle, lors de la proclamation de l’indépendance de dizaines d’États qui, sur deux continents, s’affranchissent de la tutelle coloniale européenne. Nulle part, il n’y a de retour au statu quo ante.
Dans ce cadre inédit pour eux, les rijāl al-dīn [« hommes de religion »] musulmans ont perdu un double monopole : celui de l’exercice de la justice et celui de l’élaboration-transmission du savoir, donc d’une certaine maîtrise du langage. Ils entretiennent des rapports de force et de collaboration avec les autorités politiques, disposant d’une autonomie plus ou moins grande à l’égard de ces dernières.